« Meyerhold – expérimentateur infatigable » par Emile Salimov

Vsevolod Emilievitch Meyerhold (Penza, 1874 – Moscou, 1940), acteur, metteur en scène et théoricien du théâtre russe, puis soviétique.

Précurseur, réformateur et expérimentateur le plus audacieux du début du XXème siècle, sa « biomécanique » – méthode qui s’est opposée à Stanislavski – a suscité la plus grande attention et a influencé le théâtre dans le monde entier.
Elle a inspiré beaucoup de metteurs en scène tels que Youri Loubimov en Russie, Tadeusz Kantor et Jerzy Grotowski en Pologne, Eugenio Barba en Italie, Ariane Mnouchkine en France, Pina Bausch en Allemagne, Peter Brook en Angleterre…

Stylisations
Sa réforme de la scène commence par la « stylisation » opposée au « naturalisme ». Ennemi du réalisme, Meyerhold, se nourrit des différentes avant-gardes formalistes pour réaliser ses spectacles modernes. Son imagination recrée, reconstruit et même détruit la réalité au nom du « théâtre théâtral ». Son principe de stylisation soumet l’action à des harmonies corporelles, musicales, picturales et poétiques. Il donne libre cours à son imagination afin de ne plus imiter la vie parce que le théâtre n’a pas besoin d’imiter la vie. « Il a ses propres moyens d’expression qui sont théâtraux, parce que le théâtre dispose d’une langue propre, compréhensible à tous et qui lui permet de s’adresser au public. »

Espace scénique
La stylisation amène Meyerhold au problème de l’espace. Il n’est pas satisfait par la « boîte » classique du théâtre de la Renaissance. D’après Meyerhold, l’architecture du théâtre de la Renaissance – avec ses divisions en parterre, ses balcons et loges – est démodée et ne correspond pas à l’esprit de son théâtre. Les spectateurs sont trop éloignés de la représentation. Il supprime le rideau et les coulisses, réunit la scène et la salle avec un proscenium pour avancer le jeu des acteurs vers les spectateurs, et se sert de la peinture cubiste et futuriste pour les décors.

4ème créateur
Le rapprochement scène-salle donne un contact direct avec le public et conduit Meyerhold vers la pensée du « 4ème créateur ». Après l’auteur, l’acteur et le metteur en scène, vient le spectateur. Il est le « 4ème créateur ».
Le spectateur doit, par son imagination, poursuivre d’une façon créative les allusions présentes sur la scène et l’acteur doit « gouverner le public pour ne pas laisser un seul spectateur indifférent… Le metteur en scène doit également penser au caractère du public et à ses réactions. Le metteur en scène qui prépare la représentation commet d’énormes fautes s’il ne tient pas compte du spectateur. »

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Biomécanique

Le rapprochement scène-salle mène aussi Meyerhold au problème du jeu de l’acteur.
Il se tourne vers le théâtre qui précède celui de la Renaissance, en particulier : le théâtre espagnol « Le corral », la commedia dell’arte et naturellement le théâtre antique grec. Ses recherches intenses sur le jeu de l’acteur le poussent à approfondir tout particulièrement le rapport entre l’art scénique et le mouvement et à définir le concept de « biomécanique ». Ce terme – proposé par un de ses collaborateurs – apparaît pour la première fois en 1918.
figuremeyerholdLe 12 juin 1922, dans la petite salle du Conservatoire de Moscou, Meyerhold tient son discours publié plus tard sous le titre « Acteur du futur et biomécanique ». Après ce discours, les élèves présentent 7 exercices. Il s’agit d’un entraînement, un ensemble d’exercices visant à fournir à l’acteur une profonde connaissance des lois qui règlent le mouvement et faisant appel à diverses disciplines, comme la gymnastique, les arts martiaux, la danse et le rythme. Il est basé sur la conception de William James : « la priorité des réactions physiques par rapport aux émotions », sur les « réflexes conditionnels » de Pavlov, sur la théorie de Taylor (Frederick Winslow) – concernant l’élimination de tous les mouvements inutiles pendant le processus du travail, pour atteindre une productivité plus efficace – et sur « la Méthode rythmique » d’Emile Jacques-Dalcroze.

 

Biographie

1874 : 
28 janvier, naissance à Penza. Participation à des spectacles amateurs. Quitte la faculté de droit de l’Université de Moscou, entre en deuxième année à l’école musicale-dramatique de la société philharmonique de Moscou dans la classe de Nemirovitch-Dantchenko.

1898 : Invité au MHT, théâtre créé par Stanislavski et Nemirovitch-Dantchenko.

1898-1902 : Excellent acteur, il interprète dix-huit rôles dans les spectacles du théâtre. Parmi ses rôles : Treplev dans La Mouette de Tchekhov qui reste – pour le théâtre russe – la référence d’interprétation. Malgré son admiration à l’égard de Stanislavski, il trouve le MHT trop naturaliste. Il veut trouver une nouvelle esthétique théâtrale, différente de celle de Stanislavski. Il a soif de découvertes, de recherches, d’expérimentations. Comme Treplev, il rêve de nouvelles formes.

1902 : 
Il quitte le MHT, fonde sa propre compagnie « La Confrérie du drame nouveau » et part en province.

1902-1905 : Meyerhold assume les fonctions d’entrepreneur, d’acteur et de metteur en scène. Il joue presque 100 rôles et monte 160 spectacles d’après les pièces de Maeterlinck, Ibsen, Wedekind, Tchekhov, Hauptmann, Przybyszewski. Les premiers spectacles ressemblent encore aux spectacles du MHT. Mais Meyerhold arrive à trouver son propre chemin et rencontre le succès avec La Cloche engloutie de Hauptmann (1902), La Neige de Przybyszewski (1903) et Monna Vanna de Maeterlinck (1904).

1905 : Stanislavski, qui a l’intention d’ouvrir un Studio rue Povarskaya à Moscou, invite Meyerhold pour qu’il y continue ses recherches. En l’absence de Stanislavski, un conflit s’installe entre Meyerhold et Nemirovitch-Dantchenko : Meyerhold a entièrement changé la méthode de répétition. Mécontent, Nemirovitch-Dantchenko écrit plusieurs lettres à Stanislavski – une de ces lettres fera 28 pages ! En octobre, Stanislavski regarde deux spectacles du programme préparé par Meyerhold : La Mort de Tintagiles de Maeterlinck et Schluck und Jau de Hauptmann. Il est enchanté et prend la décision… de ne pas montrer les spectacles au grand public et de ne pas ouvrir le Studio. Meyerhold, déçu, rejoint sa « Confrérie » mais pas pour longtemps.

1906 : Vera Komissarjevskaïa, célèbre actrice russe, invite Meyerhold dans son théâtre à Saint-Pétersbourg en tant que metteur en scène principal. Pendant une saison, Meyerhold monte 13 spectacles et approfondit sa recherche plastique grâce à la collaboration du peintre Sapounov. Chacun de ses spectacles provoque de violentes discussions dans la presse et dans le milieu théâtral. V. Komissarjevskaïa reconnaît que La Sœur Béatrice de Maeterlinck, La Vie de l’homme de Andréïev et La Baraque de foire de Blok sont des chefs d’œuvre de mises en scène et demande à Meyerhold… de partir.

1908 : V. Teliakovski, directeur des théâtres impériaux, invite le leader de l’avant-garde russe. Il confie à Meyerhold – à Saint-Pétersbourg – la direction des deux théâtres les plus importants en Russie : le théâtre Alexandrovski – théâtre du drame, et le théâtre Marinski – opéra. Teliakovski prend un énorme risque et beaucoup ne comprennent pas son geste… « C’est probablement un homme intéressant si tout le monde dit du mal de lui. », répond-il.
Meyerhold reste à ses postes jusqu’en 1917. En collaboration avec le peintre A. Golovine, il applique la méthode de la stylisation pour renouveler d’anciennes formes scéniques.
Il monte :
– 1910 : Dom Juan de Molière
– 1915 : Le Prince constant de Calderón
– 1916 : Orage de Ostrovski
– 1917 : Le Bal masqué de Lermontov.
Parallèlement, il travaille sur le répertoire moderne :
– 1911 : Le Cadavre vivant de Tolstoï
– 1912 : Les Otages de la vie de Sollogoub
– 1915 : L’Anneau vert de Hippius.
Au théâtre Marinski, il monte les opéras :
– 1909 : Tristan et Isolde de Wagner
– 1911 : Orphée de Glück
– 1917 : Le Convive de pierre de Dargomyjski.
A cette époque, cet expérimentateur infatigable tente tous les genres :
– 1910 : L’Echarpe de Colombine pantomime d’après Schnitzler

1912 : Il publie son livre Du Théâtre qui résume ses recherches pratiques.

1913 : 
Sous le pseudonyme hoffmannien « Docteur Dapertutto », il ouvre une école « le studio de la rue Borondinskaïa » où il porte une attention toute particulière à la commedia dell’arte, au théâtre forain russe, au cirque et au mime. Il fait des recherches importantes sur le corps, le mouvement, la voix, le rythme et la formation d’un acteur polyvalent.
Il publie aussi la revue L’Amour des trois oranges.

1915 : Au cinéma, il réalise deux films : Le Portrait de Dorian Gray  (d’après Wilde) dans lequel il joue le rôle de Lord Henry et L’Homme fort de Przybyszewski où il interprète le rôle de Gourski.

1917 : La Révolution d’octobre est saluée par Meyerhold avec un grand enthousiasme. Il quitte les théâtres impériaux et, avec un groupe d’artistes, entre au parti communiste.

1918 : Il collabore avec Maïakovski et monte sa pièce : Mystère-bouffe dans les décors de Malevitch.

1922-1924 : Meyerhold dirige le Théâtre de la révolution. A cette époque, il rencontre Lioubov Popova, artiste-constructiviste. Elle enseignera, dans son école, une étrange discipline intitulée : « Objet en scène ».

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1922 : Inspiré par l’exposition des peintres constructivistes « 5×5 » (cinq peintres présentaient chacun cinq œuvres) et en collaboration avec Popova, Meyerhold crée le spectacle Le Cocu magnifique d’après la pièce de Crommelynck.
Ce spectacle, le plus important de sa carrière, résume de longues années de recherches et d’expérimentations. Il est une véritable révolution au niveau de la mise en scène, de l’organisation de l’espace scénique et du jeu des acteurs.
Le décor sobre, construit sur plusieurs niveaux, s’adapte parfaitement au travail physique des acteurs. Ils peuvent jouer avec celui-ci comme avec un accessoire.
« « Le Cocu magnifique » présente les principes de la nouvelle technique de jeu dans la nouvelle situation scénique. »
La nouvelle technique de jeu – la biomécanique – et la nouvelle situation scénique – le constructivisme vont se confirmer dans un autre spectacle de Meyerhold La Mort de Tarelkine de Soukhovo-Kobyline.

1924 : La Forêt de Ostrovski (découpée en 33 épisodes). Meyerhold est accusé de manque de respect à l’égard de ce grand classique du théâtre russe. Mais malgré cette accusation, La Forêt est un immense succès et sera joué, pendant 14 ans, 1338 fois.

1925 : Meyerhold monte Le Mandat de Erdmann.

1926 : Le Révizor de Gogol (un scandale de plus).

1928-1929 : Le malheur d’avoir trop d’esprit de Griboïedov et deux pièces de Maïakovski.
Il fait, avec sa troupe, une tournée à l’étranger : France, Angleterre, Allemagne, Italie… A Berlin, il reçoit un accueil très réservé de la part de l’immigration russe. Il rencontre son vieil ami Mikhaïl Tchekhov qui lui conseille vivement de rester à l’étranger. Mais il ne l’écoute pas et rentre en Russie.
C’est à cette époque qu’apparaît dans ses spectacles une note tragique.
Tragique, car il est obligé de se tourner vers la dramaturgie soviétique qui ne correspond pas à ses recherches ni à sa vision du théâtre.
Tragique parce que d’année en année, il apparaît clairement que la vie après la Révolution est partie dans un autre sens, le peuple vit dans la misère et la peur.
Tragique parce que la censure dans le domaine culturel et théâtral devient omniprésente et sévère ; les fonctionnaires expliquent à Meyerhold ce qu’il doit monter et comment il doit le faire.

1933 : Les Noces de Kretchinski de Soukhovo-Kobyline.

1935 : La Dame aux camélias de Dumas-fils avec dans le rôle de Marguerite Gautier sa femme Zinaïda Reich. La même année, à Saint-Pétersbourg – devenue Leningrad –, Meyerhold monte La Dame de pique de Tchaïkovski, que Chostakovitch ne considère pas seulement comme le sommet du génie de Meyerhold mais aussi comme le renouvellement de la mise en scène de l’opéra.
Mais le stalinisme monte : le suicide de Essenine – grand poète russe et premier mari de son épouse Zinaïda Reich, le suicide de Maïakovski, l’interdiction des pièces de Erdmann… De surcroît, l’art de Meyerhold est qualifié « d’étrange » au peuple soviétique.

1938 : Le théâtre de Meyerhold est fermé.
En ces temps difficiles, Stanislavski invite son élève et rival dans son opéra et lui demande de continuer son travail sur Rigoletto de Verdi. Mais Stanislavski meurt la même année et Meyerhold perd son dernier soutien. Il dira à son ami Gladkov : « Quand j’ai appris la mort de Stanislavski, j’ai eu envie de courir, de me cacher du monde entier et de pleurer comme un gamin qui a perdu son père. » (tr. libre)

1939 : Le 20 juin, Meyerhold est arrêté, accusé de trotskisme et d’espionnage, et torturé.
Le 15 juillet, sa femme, l’actrice Zinaïda Reich, est sauvagement assassinée à son domicile.

1940 : Le 2 février, Vsevolod Meyerhold est exécuté.

1955 : La cour suprême d’URSS réhabilite Meyerhold à titre posthume.